Kommunist Park
Voyage dans un passé trahi et désenchanté le temps d’une commémoration triste et kitch.
J’arrive juste à l’heure annoncée sur le site internet pour assister, ce 23 août 2014, à la commémoration de l’anniversaire des 70 ans de l’assassinat d’Ernst Thälmann. Il n’y avait pour le moment que le stand de l’association de son musée de Hambourg, les Berlinois n’étaient pas encore arrivés.
Le weekend précédent, Wendy avait tenu, à m’emmener découvrir l’imposante statue de Ernst Thälmann dans le parc du même nom donnant sur la Greifswalder Straße, que je ne connaissais pas.
Un employé de la mairie était en train de nettoyer les tags du socle du héros communiste.
Wendy était déçu que je ne puisse les voir, car ce sont justement ces graffitis qui créent ce décalage propre à Berlin. Ce mélange de strates de survivances des époques XIX° et XX° siècle, entre mémoires collectives et abandon généralisé avec leurs réappropriations par les arts de la rue ou la récupération marchande.
Un homme la quarantaine fatiguées, marchant difficilement, marqué par l’alcool, commençait à arracher les herbes folles les marches de l’esplanade pendant que d’autres stands se montaient en résistant péniblement aux petites bourrasques de vent qui emportait les chapiteaux.
Une heure plus tard arriva enfin, une espèce de procession folklorique de drapeaux et banderoles rouges pleine de sourires béats.
La même énergie qui se répand sur les marches des églises sitôt la messe terminée et qui se dissoudra dans les minutes qui suivront, de retour à la maison, où les vieilles habitudes mesquines, les pulsions malsaines et les vocations d’asservissements et de subordinations reprendront leur cours…
Les communistes ayant été jetés de l’Histoire, on peut comprendre que, pour eux, la notion du temps ne soit plus tout à fait la même, y compris pour des Allemands habituellement respectueux des horaires.
Les orateurs commencent par une série de sermons dont les mots « communiste », « fascisme », « Ernst Thälmann » rythmeront l’office.
Je ne comprends pas tout, perçois des tensions entre les différentes chapelles communistes (KPD, DKP…).
J’ai comme la sensation que les discours importent peu, que ce qui compte, c’est la présence de chacun à cette liturgie. Se sentir moins seul face à son passé déprécié.
Il y a comme le délitement d’une pensée qui se sclérose dans des slogans dont le sens, s’il en a eu un, s’est vidé depuis bien longtemps et que l’on répète à l’envi, comme des mantras, pour tenter de retrouver un pays de cocagne flétri.
Il flotte comme une très forte nostalgie d’un temps qui semblait plus clair, plus tranché, où les vies étaient portées, et aussi détruites, par l’organisation totalitaire.
Le rêve d’une transcendance communautaire qui n’a sans doute jamais véritablement existé, ou alors de manière assez brève, mais à laquelle certains ont voulu s’accrocher pour donner un sens à leur vie trop lourde.
Il règne comme un parfum de puissance qui ne fait plus peur, s’émiettant vers la mort imminente de tous ces vieillards en retraite du monde et bientôt de leur propre vie. Les enfants qui jouent devant le martyr ne pourront pas le réanimer de si tôt, car on espère que la pulsion de vie se portera vers d’autres idéaux plus respectueux des Hommes et de la Nature. À moins de retomber dans les spirales destructrices des siècles passés…
Il y a aussi comme une vertigineuse leçon de résistance face au pire régime de haine et d’industrialisation de la mort, à s’élever au-dessus de sa condition particulière aux noms de valeurs indissolubles de l’être humain.
Et l’on peine à croire que ce ramassis de vieillards ait pu un jour croire davantage en l’homme qu’en cette idéologie qui les a trahies.
Le représentant français prend la parole, traduite en différée par une femme flétrie qui peine à retenir ses feuilles contre le vent, pour un concentré de langue de bois particulièrement terne, entre ennuis et médiocrités…
Incapable de saisir le moindre bruissement d’espérance et de vie, comme sourd au bruit des feuillages agités des grands arbres sur cette place, aux rires des enfants derrière lui, à l’émotion des personnes ankylosées devant lui…
À l’issue de son homélie, comprenant qu’il ne parle pas un mot d’allemand, comme perdu dans la foule, j’ai croisé son regard, hésitant à entrer en contact avec lui. Mais pour lui dire quoi ? Que son discours était minable ? Rien dans ce qu’il avait dit ne me permettait de me rapprocher de lui… Je n’avais pas envie d’être méchant, de gâcher la messe qui ne me concernait pas, outre mon intérêt pour son aspect graphique. Je ne me sentais pas le droit de juger, par respect pour les morts, un rituel qui n’était que l’une de ces démonstrations des espérances contradictoires, des aspirations chaotiques et croyances confuses de certains êtres humains.
Mais presque contre moi, les éléments continuaient de jouer de l’ironie.
Les deux représentants des FDJ [1] souriaient bêtement devant mon objectif.
Levant le poing mécaniquement tout comme la chanteuse, petite poupée habillée de noir, aux mouvements saccadés ou encore comme certains délégués levant promptement le poing, pantins étriqués prient en faute pendant l’audition de l’Internationale, lorsqu’ils me verront pointer mon appareil photo sur eux. L’Internationale, dont on écoutera le premier couplet et son refrain trois fois, avec cette demi-seconde de silence dans intervalle propre aux enregistrements mal calés ou aux disques rayés…
Ernst Thälmann est mort en martyr. Assassiné le 18 août 1944, sur ordre personnel d’Hitler dans le camp de concentration de Buchenwald après un long séjour en prison. Il fut imposé à la tête du parti par Staline en 1925, pour sa promptitude à l’obéissance. Il sera maintenu par le même en dépit de sa destitution lors d’un vote suite à une affaire de détournements de fonds par son beau-frère qu’il avait couvert. Son autoritarisme, qui provoquera une scission du parti dont les membres furent dénoncés à la Gestapo par le parti lui-même, contribuera à affaiblir la gauche face au nazisme…
Sa mort tragique le lavera de ses péchés, l’absoudra de ses fautes et lui ouvrira les portes du panthéon communiste.
Un vieil homme agite un drapeau de l’ancienne Allemagne de l’Est. Celui qui défrichait les mauvaises herbes a presque terminé. Il reprendra certainement l’année prochaine. On remballe les stands. Vu le retard sur le planning, la manifestation qui devait suivre est annulée. La place se vide rapidement et les tags reviendront bien vite recouvrir le kitch d’une de ces dernières survivances du Kommunist Park…
[1] FDJ : Freie Deutsche Jugend (Jeunesse libre allemande) mouvement de jeunesse des jeunes de 14 à 25 ans de l’ancienne Allemagne de l’Est et non pas Française Des Jeux…