La ville est calme ce matin…
La ville est calme ce matin, cotonneuse comme lorsqu’il a neigé et que chacun fait bien attention aux gestes qu’il fait pour ne pas glisser, augmentant la conscience de chacun d’eux pour en redécouvrir les usages et le plaisir.
Un Maghrébin d’une cinquantaine d’années entre dans le café silencieux, sourire aux lèvres, il salue tout le monde apportant une légère perturbation de bonne humeur. Il le dit lui-même, il ne faut pas trop de calme, qu’un peu d’agitation, c’est de la vie.
Un autre homme entre dans le café, la cinquantaine également, tout en rondeurs de celles qui montrent que, malgré quelques tracas, il a bien réussi sa vie. Lui aussi salue tout le monde avec jovialité.
Il voit le vieux Maghrébin et lance doucement la discussion sur les derniers événements qui ont secoué la France. Il tente une blague sur le journal satirique rempli d’images qui sont bien pratiques pour ceux qui ne savent pas lire, et comme tout cela tombe à l’eau, se justifie en précisant bien que c’est une blague, qu’il n’est pas dans la polémique. Il cherche la complicité et l’acquiescement du Maghrébin, parle de liberté. Le Maghrébin veut préciser que liberté ne veut pas dire avoir le droit de tout faire. Le quinqua le coupe et lui dit que non, la liberté n’a pas de limite, tant qu’on est pas dans l’injure, qu’on est pas raciste, antisémite, anti-musulman… Il parle avec aisance, sans laisser le temps au Magrébin de répondre, du coup, celui-ci adopte une attitude d’écoute polie, acquiesçant juste le nécessaire afin que l’autre ne se méprenne pas sur des opinions qui ne seraient pas les siennes.
Le quinqua monologue encore, il enchaine, dit qu’il faudrait que le monde change, mais par le bas pour que les hommes politiques comprennent, qu’on est tous pareil, que les religions, quelles qu’elles soient ne sont pas porteuses de haine et que dans ce journal tout le monde en prenait pour son grade, qu’il n’y a que dans les dictatures qu’on a pas d’humour, qu’on a le droit de ne pas être toujours d’accord, que ces petits cons qui ne savaient ni lire ni écrire n’ont rien compris aux valeurs de paix, de fraternité, de liberté…
Le Maghrébin le laisse bavasser. À quoi bon répondre à tant de banalités, à cet humanisme sirupeux, à ce déversement de pensées généreusement mièvres et sourdes à la réalité ?
Le quinqua utilise souvent un « Vous » en regardant le Maghrébin, l’invitant implicitement à choisir son camp. Le Maghrébin lui répond « Moi ? » pour bien montrer au quinqua dans quelle logique il s’embourbe, celui-ci se reprend « Non pas vous, mais tout le monde ! C’est vous, c’est nous », le Maghrébin lui répond doucement « Vous ne me connaissez pas monsieur ».
Le Maghrébin pense qu’il a la tête de l’emploi dans cette discussion et se désole du rôle que le quinqua souhaiterait le voir jouer dans ses représentations stéréotypées. A-t-il le droit d’avoir une opinion qui lui soit propre ou doit-il adhérer les yeux fermés aux croyances de l’autre ? Parce qu’il a une gueule d’arabe, il devient l’Arabe, donc forcément musulman, donc de la même religion dont se revendiquaient les terroristes, donc…
Le quinqua a besoin de l’adhésion du Maghrébin pour être tranquillisé. Le doute est trop déstabilisant pour laisser place à la nuance, à la pensée. Il faut d’abord consoler l’humaniste convenu, lui permettre de retourner dans les certitudes de son monde clos et rassurant. Il n’a tout de même pas gravi, au prix de nombreux renoncements, tous les échelons de la hiérarchie sociale pour qu’une bande de jeunes incultes mettent tout par terre.
L’un parle pour remplir le vide qui s’ouvre soudain autour de lui, l’autre se tait pour s’emplir du monde. L’un voudrait que la réalité redevienne conforme à sa doctrine, l’autre se pose des questions auxquelles il n’a pas forcément de réponse. L’un s’enferme dans ses archétypes et l’autre manifeste quelques signes d’agacement. La rencontre n’a pas eu lieu.
Je quitte le café en adressant un sourire complice au Maghrébin pour le féliciter d’être resté digne face à tant de bêtise.
L’autre est plongé depuis un moment dans les mots croisés de son journal en se disant que bien sûr les autres peuvent avoir une opinion différente de la sienne, mais que c’est tout de même lui qui a raison, non ?