Routes éthiopiennes #1
À n’importe quelle heure du jour ou de la nuit, par n’importe quel temps, il y a quelqu’un sur la route. Sur n’importe quelle partie du paysage où se porte le regard, il y a un être humain, un animal domestique, des toits d’habitation, des champs cultivés, une cabane refuge pour les bergers… Il n’y a pratiquement pas de territoire vide, sans trace d’une activité ou d’un aménagement humains.
Au milieu de ce paysage, la route est l’espace des rencontres, des échanges, une ligne de vie irriguant le pays et structurant le bouillonnement des activités des hommes, la scène des mœurs des villes et villages traversés.
On croise ainsi des femmes en châle blanc portant des bidons vides puis remplis d’eau ;
des hommes, la nuit, enveloppés dans leur couverture contre le froid ;
des porteurs de fagots de bois ; des enfants en uniformes de couleurs différentes qui vont à l’école et d’autres qui en reviennent…
Des vélos chinois ou fabriqués en Chine ; des motos ; des voitures particulières dinglinguées ou des 4X4 dernier cri aux vitres fumées ; des touc-touc zigzagants ; des camions remplis de marchandises ou de matériaux de construction ; des cars et bus de toutes tailles…
Des ânes frappés et affligés ; des chevaux rares et indifférents ;
des chameaux chargés et nonchalants ; des chèvres sautillantes et capricieuses ;
des chiens silencieux et furtifs ; des poules picorantes et prudentes ; des moutons suiveurs et suivis ; des vaches à bosse et parfois des singes qui nous surveillent…
Des garis ; des chariots ; des diables ; des palettes sur petites roulettes ; des caisses de boissons glissées à même le sol… tout ce qui roule, glisse ou se déplace sur pattes est sur la route.
Mais il y a aussi des gens qui discutent ; des tas d’ordures ; des terrasses de cafés, des épices qui sèchent ; des fagots de bois d’eucalyptus ; des femmes qui préparent de l’ingéra ;
des panneaux tressés qui attendent les acheteurs ; des boutiques de chaussures, de tissus,
de boissons et d’alimentation ; des enfants qui jouent au foot ; du linge qui sèche ; des commerces de pièces mécaniques, de plomberie ; des affiches délavées pour un réseau téléphonique, des préservatifs, un programme immobilier ; et des gens qui, immobilent au milieu de tout ce foisonnement, regardent passer l’agitation de la route…
Des tentes de nomades et des toucoules en terre, de petites maisons couvertes de tôle ;
des immeubles comme de grandes carcasses squelettiques en construction ;
des routes et des ponts encore disproportionnés en chantier ; l’ancienne ligne de chemin de fer française et la nouvelle chinoise de part et d’autre de la route ; des mosquées ; des éoliennes ; des églises ; des cimenteries ;
Les vitres teintées du bus font comme de grands écrans où toutes les demi-heures le paysage change.
Des plateaux et des canyons, des collines et des vallées sculptées en terrasse, d’interminables virages et de longues lignes droites ;
des rivières au lit asséchées, mais qui laissent deviner qu’à la saison des pluies elles doivent déborder de puissance puisqu’on me dit que chaque année des gens sont emportés…
À chaque arrêt, une petite foule s’agglutine autour du bus pour proposer des friandises, de la canne à sucre, des brosses à dents en bois,
des mouchoirs en papier, des boissons, du qat,
d’embrasser une croix orthodoxe, de donner quelques birrs pour la construction d’une église ou d’une mosquée… Tout ce dont on peut avoir besoin un jour ou l’autre, pour le corps ou l’esprit, est là. Il ne manque rien, il y a juste le superflux en moins (et encore…).
Le bus doit klaxonner pour tenter d’écarter les animaux qui de toute manière n’en font qu’à leur tête, pour prévenir un camion qu’il va le doubler, il klaxonne encore pour que les passants s’écartent du bord de la route, ce qu’ils feront prestement ou indifférents, respectueux ou agacés.
Nous avons la sensation de voyager dans un immense paquebot. La vie s’écarte devant la puissance du moteur et l’écume de notre passage provoque un bouillonnement rapidement absorbé par la reprise des activités une fois le monstre passé.
Les enfants nous saluent, certaines personnes font signe qu’elles souhaitent monter dans le bus.
Le chauffeur répond parfois par un signe désolé, mais souvent reste indifférent. C’est l’assistant du chauffeur qui se charge de râler contre les perturbations humaines ou animales. Il baisse ou lève le store protégeant le chauffeur des éblouissements du soleil, il distribue des bouteilles d’eau et des cakes aux passagers, parfois un sac pour vomir. À la pause pipi du matin, l’assistant balance tous les déchets sur le bas-côté de la route. Pour la pose déjeuner il ne faut pas prendre de temps et avaler rapidement le repas proposé ou choisi aléatoirement. La serveuse dit au revoir en faisant glisser sa main le long de mon avant-bras, jusqu’au coude comme une tendre caresse…
Arrivé enfin à Bahir Dar, Gondar, Dire Dawa, Harar ou Addis Abeba, après plus de 10 heures de routes, nous sommes fourbus, remplis d’images, de petites rencontres et de réflexions.
On a un peu la sensation d’avoir, nous aussi, notre place dans ce pays et qu’il serait possible de le traverser de part en part sans jamais être seul très longtemps.