Le Mur des Justes
Évelyne est toute guillerette, elle parle de son père déporté en 1942, elle est coquette. Et sa peau fripée de plus de 80 ans s’efface devant la beauté de cette femme qui a toujours 20 ans. Elle dit « quand on a survécu à la Shoah, il faut continuer à se battre toute sa vie ». Elle est là parce qu’elle a été cachée deux ans par des justes. Elle dit aussi « j’ai de la chance je ris tout le temps ».
Devant elle une autre dame veut absolument me parler. Lors de l’inauguration du Mur des Justes, en 2006, la télévision l’avait filmé. Aujourd’hui personne ne la reconnait…
Et puis elle me déroule un bout de sa vie, l’arrestation, la déportation, les larmes coulent… elle s’en excuse…
Pendant les discours, il y a comme un télescopage de l’Histoire passée et du présent. Sauver les êtres en fuite… Aujourd’hui ils viennent d’autres régions pour d’autres raisons. On regrettera encore que le parallèle et le raccourci entre la Shoah et le conflit israélo-palestinien, ou chacun est tour à tour coupable et innocent, victime et bourreau, soit utilisé à la limite de la mauvaise fois et de l’instrumentalisation… On s’éloigne de ce que Samuel Pisar, fondateur de Yad Vaschem France, disait du devoir du plus fort de toujours faire le premier pas, d’accepter les rechutes et retendre encore la main…
L’humanité reste ce qu’elle est, une effroyable merveille.
Mais la foule se rue sur les nouveaux noms dévoilés. Certains sont venus de loin. Tout le monde se bouscule gentiment parce qu’il faut faire attention de ne pas faire tomber les personnes âgées…
Un homme raconte à ses enfants que ses grands-parents ont caché des juifs, qu’ils ont leurs noms sur le Mur depuis quelques années déjà. On sent qu’il transmet une fierté familiale et un devoir de continuer à être de cette France-là, celle qui aide, accueil, partage contre l’autre qui tue, colonise, trahie…
Chacun veut photographier le nom d’un parent, d’un grands-parents ou de la personne qui vous a cachée, qui vous a sauvée. Et, être là, devant ce Mur, devant ces noms, devant ce nom, c’est toute l’émotion de la pulsion de vie et de la survie concentrée. L’espoir que dans les pires périodes, il peut demeurer de l’humanité et que pour cela on a toujours le choix d’abdiquer ou de résister.
Les mains font défiler les noms avant de s’arrêter sur l’un d’eux, d’en sentir le relief, la trace, comme si dans ce petit renfoncement taillé dans la pierre il y avait encore toute la personne nommée, aimée. Alors on sort l’appareil photo, le téléphone portable, la tablette et on fait une image que l’on pourra regarder à loisir, que l’on rapportera et montrera autour de soi, à ceux qui n’ont pu faire le déplacement et l’on racontera encore cette histoire, celle de ceux qui n’ont pas obéi, qui n’ont pas baissé les bras, qui ont choisi la vie contre la mort.
Pour que l’Histoire n’oublie rien et pour que les États, qui glorifient les justes d’hier, sachent qu’il y aura toujours des justes aujourd’hui comme demain.