La nuit de la réunification allemande
La ville grouillait de monde, tout Berlin semblait vivre dans la rue le sourire aux lèvres avec un petit drapeau allemand dans les mains, un écusson, un tee-shirt aux couleurs du pays.
La police continuait de distribuer des contraventions aux voitures mal garées comme un jour normal. Notre amende alla rejoindre la liasse des précédentes au fond de la boite à gants.
Partant de Bruxelles, nous avons fait une escale dans une ville de l’Ouest pour clore une des nombreuses histoires d’amour de mon chauffeur, puis nous avons repris la route, avons traversé l’immense poste frontière vide entre les deux Allemagnes au son du mystère de voix bulgares. Nous avons dormi dans la voiture garée dans une station-service de l’autoroute à l’Est. Un détour à Weimar pour saluer et passer la journée avec ami photographe qui nous parlera des trafics organisés par les soldats soviétiques que nous irons photographier en cachette. Une incursion à Potsdam à la tombée de la nuit et l’arrivée à Berlin dans la nuit du 2 octobre où nous fumes logé chez un jeune membre du parti (sa fille est en page 53 du livre « Berlin ») assez désorienté.
Le lendemain, le 3 octobre, un rapide passage au centre de presse international pour récupérer quelques accréditations et informations. Je croise une amie photographe dont le jugement est habituellement lucide et radical, mais je la sens comme dépassée par les événements. Nous nous parlons, mais elle semble à des milliers de kilomètres de Berlin déconnectée avec ce qui l’entoure, parlant de choses insignifiantes, se perdant dans des détails vains, n’arrivant pas à fixer sa pensée…
Il y a de l’aigreur et du pessimisme dans ses idées et malgré tout aussi une forme d’excitation produite par ce moment historique.
Nous tournons dans la ville pour tenter d’en saisir la vibration et arrivons sur l’Alexanderplatz où les autonomes commencés à détruire vitrines d’hôtel, de banques et voitures de luxe. Vagues de charge et de contre charge. Tout cela semble irréel, comme un ballet un peu lourd de bruits de bottes et de casse comme la tentative de créer une brèche qui refusera de l’ouvrir.
Les sentiments de cette journée historique sont contradictoires et paradoxaux. Être ensemble, heureux, faire corps avec tout le monde, entre masse et transcendance. Vivre un moment unique. Le bonheur d’un pays fêtant ses retrouvailles, ses amis, ses familles. Et en finir enfin avec cette guerre mondiale qui s’étirait à travers l’autre guerre froide, les occupations, la dictature… mais aussi les images anciennes qui remontent de ces foules hystériques, compactes agitant frénétiquement des petits drapeaux, la mise en scène des masses en bête immonde menant la communauté humaine à sa propre perte.
En être et rester sur le côté à observer, enregistrer nos propres émotions à travers nos images. Ne pas bouder notre bonheur et ne pas devenir parano pour autant. Lâcher prise et rester lucide ? Ne pas se laisser emporter par l’absorption des âmes, le magma de la médiocrité et de la haine, mais ne pas craindre l’Histoire non plus ?
Nous passons sous la Porte de Brandebourg. Ça chante faux, beugle, hurle, porte flambeaux, joui d’agiter le drapeau et puis ça titube, se cogne, vomi la bière tiède et la saucisse huileuse…
Devant le Reichtag où a été montée la scène des officiels, le spectacle est déjà plus conforme. Les voix viriles et historiques portées par une sono à fond, la musique saturée de cuivre, les éclairages multicolores, le feu d’artifice flamboyant. Tous les visages sont tournés vers le même point de mire, le bâtiment incendié, prétexte au déclenchement de la fin des libertés individuelles et de la répression nazie. Redémarrage d’un pays, là où symboliquement tout s’était grippé ? Tentative de clore la parenthèse ou risque de répétition ?
Du coup, nous repartons encore pour aller rejoindre la Kollwitzplatz. Un tout autre spectacle nous attend, là, il s’agit de proclamer la République libre et autonome de Prenzlauer Berg. Une autre République, alternative, anarchiste, une nouvelle Commune, poursuivre l’utopie entre les deux Allemagnes réunifiées. Le personnage d’Helmuth Kohl étrangle Lothar de Maizière et devient le maitre du monde, un globe planétaire dans la main comme le dictateur de Chaplin…
Une page se tourne pour tout le monde, le Capitalisme a les mains libres pour s’étendre sur de nouveaux territoires, le communisme est disqualifié par l’Histoire, la troisième voix, celle qui avait accompagné la chute de la dictature de l’Est, a été balayée. Il n’y a pas d’alternative…
La joyeuse et belle fête avait le goût de l’incertitude et nous étions un peu tristes sans percevoir encore qu’à Berlin plusieurs années de nouvelles expériences formidables s’annonçaient…