Étouffement ordinaire
Je vois leur silhouette de loin venir vers moi sur le trottoir étroit. Un couple parental avec une petite fille qui marche entre eux, légèrement en avant. Elle ne doit pas marcher depuis longtemps. Elle semble concentrée, déterminée, les coudes repliés et les poings serrés comme un petit automate.
Le père la tient par la capuche de son manteau, au cas où. Ainsi il n’entrave rien de ses mouvements et pourra la repêcher si elle venait à trébucher et chuter ce qui de toute manière est rarement grave à cet âge-là.
La mère a peut-être pensé que le simple fait de la tenir par la capuche n’était pas suffisant pour sa sécurité, que si elle venait à tomber, cela l’étranglerait d’être ainsi rattrapé. Elle lui tend donc la main et lui demande de lui donner la sienne. La petite continue d’avancer de son rythme rapide et saccadé sans rien répondre.
Au moment de les croiser, la mère réitère sa demande sur un ton sec.
Je me retourne pour vérifier qu’effectivement la main de la mère arrive bien au-dessus de la tête de sa fille. Ainsi, si elle devait lever le bras pour saisir la main de sa mère, elle serait déséquilibrée et ne pourrait plus marcher correctement, sans compter l’inconfort de l’articulation de l’épaule complètement retournée.
Cette petite fille ne demande rien d’autre que de pouvoir expérimenter la marche seule. Elle en a le désir et l’énergie. Son père, en lui apportant une protection proportionnelle et suffisante, lui apporte la reconnaissance de son individualité à travers ses tâtonnements et ses réussites afin qu’elle acquière la confiance en elle qui lui permettra de grandir.
La mère, plutôt que d’observer et de savourer les capacités de son enfant à gagner son autonomie avec la complicité discrète de son père, se sent exclue du processus et tente de reprendre le contrôle sur sa fille. Elle lui propose une solution avant le problème, un tuteur embarrassant qui deviendra ensuite une béquille handicapante dont elle aura bien du mal ensuite à se débarrasser.
Pour le moment celle-ci semble dire « je m’en fou, je marche seule si je veux ! ».
Peut-être aura-t-elle la force de caractère pour rester droit sur son axe, que son père saura faire tiers pour équilibrer la relation à la mère ou peut-être que celle-ci finira par arriver à rogner les ailes de sa fille, à grignoter son désir de vie et de découverte pour en faire une petite poupée craintive et docile.