Nuits berlinoises #3
J’étais déjà passé par quelques bars afin de tenter de m’enivrer. Je cherchais à provoquer une rupture avec mon état flottant, perdu.
Je venais de passer une soirée avec une amie qui m’avait révélé une infime partie de la lourde histoire de son enfance. Sa confession m’avait fait croire, par la confiance qu’elle m’accordait dans l’instant, qu’elle était le sceau qui scellerait pour longtemps notre relation et le symbole de l’espoir qu’elle plaçait en moi alors qu’elle était désormais le stigmate qui nous séparerait.
Notre soirée s’était achevée dans une longue étreinte dont on souhaite qu’elle ne prennent jamais fin.
Apaisant la tension épuisante de la soirée, la chaleur de nos corps nous faisait espérer que se langage nous rapprocherait encore tandis que déjà tout prenait fin. Elle est montée sur son vélo et partie sans se retourner. De mon côté, je pris machinalement le sens opposé pensant d’ailleurs aller dans la mauvaise direction comme pour tenter de me perdre davantage. J’avais encore du mal à m’orienter et ce n’était pas ce soir-là que ça s’arrangerait. Dorénavant je ne suis plus, pour elle, l’espoir d’un lendemain meilleur, mais plutôt le témoin à charge d’une partie de son oppressant passé.
Je me rapproche de mon quartier. J’hésite à monter tout de suite dans l’appartement dans lequel je loge qui m’apparait à la fois comme un espace clos de repos et de solitude me renvoyant à l’angoisse de l’attente de cet après-midi.
Je rentre le vélo dans la cour arrière et pendant que je l’accroche, j’entends, dans l’appartement du rez-de-chaussée, de petits sanglots d’enfant. Je passe par la cave pour rejoindre l’entrée, de l’autre côté, sur la rue. L’enfant pleure toujours. La lumière de son appartement est douce et doit provenir d’une lampe de chevet pour ne pas l’éblouir. Je perçois la voix douce et apaisante d’une femme qui doit vraisemblablement être sa mère. Par petites interventions, par petits mots, elle tente de l’apaiser tout en le laissant déverser sa peur et sa tristesse qu’elle accueille avec bienveillance. Ce sont des pleurs d’angoisse, d’un cauchemar. Il est comme surpris et trahi. Entre colère et panique.
Il vient de découvrir l’infinie solitude de chaque individu, son monde intérieur où, comme tout être, se cachent les vertiges et les démons.
Il en veut au monde entier de cette révélation et doit réapprendre à faire confiance à l’autre, perpétuel miroir de ses peurs et de ses espérances. Il prend conscience que lui aussi est désormais un ange déchu et qu’aucun retour vers nulle part n’est possible.
Les sons de sa voix pénètrent jusqu’aux tréfonds de mon âme que mon amie avait ouverte. Je n’ai pas eu le temps de remettre en place ma carapace d’adulte.
Et je me sens doucement sombrer à mon tour, rejoignant l’enfant dans le sombre monde des frayeurs.
Malgré l’alcool, mes sens sont en quête de toutes les stimulations. Le monde extérieur devient alors douleur et plaisir mélangé, l’une nourrissant l’autre et inversement, si bien que je ne sais plus si c’est l’angoisse ou l’exaltation que je recherche. Tout plutôt que la mort, se sentir bien vivant !
Alors je repars marcher dans les rues pour ne pas aller dormir, garder un semblant de maîtrise de mes idées confuses et semer les spectres qui me suivent.
Je fais des photos de la vitrine encore éclairée d’une brocante en désordre. Le propriétaire qui venait d’en sortir quelques instants plus tôt m’apostrophe pour savoir si je désire quelque chose. Nous commençons à parler et entrons dans sa boutique. Il est Palestinien du Liban, nous parlons chacun dans un anglais approximatif saupoudré de quelques mots d’allemand. Il voulait aller en Suisse où se trouvaient ses amis, mais il a été arrêté plusieurs fois à la frontière et renvoyé à Berlin, du coup il a ouvert cette boutique pour faire vivre sa famille. Il raconte l’arbitraire administratif avec détachement et précision comme s’il cherchait encore les failles dans lesquelles infiltrer son désir de rejoindre les siens et d’avoir la maîtrise de sa vie.
Tout est une question de temps, tant qu’il sera vivant il ne renoncera pas.
Quand je lui explique que je suis à Berlin pour une femme, il me conseille de ne pas trop boire, de ne pas me perdre. Je le prends en photo comme pour attester de notre amitié naissante. Nous nous promettons de nous revoir et je repars pour un bar, car cette conversation m’a un peu dégrisé.
Je prends un verre de rouge. Le serveur s’inquiète de savoir si j’apprécie ce vin, car je l’ai laissé choisir. Effectivement, je suis français, mais infoutu de reconnaitre un vin d’un autre et celui-ci me plait. Malgré tout, je ne finis pas mon verre, lui expliquant avoir trop bu pour cette soirée. Le mal de crâne me gagne me faisant maudire ce corps trop petit aux limites trop étroites, le monde n’est pas assez vaste pour remplir l’avidité de mon besoin des autres.
Cette fois, je rentre, mais j’ai envie de pisser et le souvenir de la proximité du pont sur le Ufer m’amuse. J’ai envie d’entendre le bruit de mon jet d’urine trouer l’écoulement imperturbable du canal dans le silence de cette nuit trop longue.
J’ai envie de rire comme un gamin de cette petite transgression ridicule.
Faire quelque chose, produire un acte qui ne laissera pas de trace, sans conséquence, mais attestera, à mes propres yeux, de mon existence le temps nécessaire de la durée de celle-ci. Une preuve de moi-même pour moi-même peut-être plus importante que celles que je réalise par mes photographies de la vie des autres.
J’entends de la musique, ce qui m’oblige à finalement aller uriner dans un buisson. Du coup, je veux aller voir ce qui m’a empêché de rigoler. Il y a là, sur le pont, quatre gars qui jouent sur deux guitares tout en discutant avec des bières autour d’eux. Je les écoute et les regarde. Un de ceux qui ne joue pas m’interpelle, je m’approche et m’assoie à ses côtés.
Je ne comprends vraiment pas grand-chose de ce qu’il me dit, mais se noue cette classique amitié d’alcoolique et nous buvons ensemble.
Je fais quelques photos, mon nouveau copain, Marcus ou quelque chose de ce genre, me demande de ne pas faire d’argent avec ces images, je l’assure du respect de sa demande qui de toute manière correspondait à mon état (d’absence) d’esprit. Il m’a rappeler Wolfgang d’il y a vingt ans pas son physique sec, sa voix vibrante, ses intonations bien allemandes dont la musique m’a toujours plu. Je tente de lui expliquer que je fais des photos parce que je ne sais pas qui je suis. Il me reverse un coup à boire. Ça frise le burlesque du sketch de pantins alcooliques. Je lui propose un reste de cake que j’avais confectionné cet après-midi, mais il est végétarien et ne mange pas d’œuf. On ne sait plus trop quoi se dire alors on reboit encore un coup parce que c’est comme ça. Et puis d’un seul coup, tous ceux qui n’ont pas trop bu se lèvent, je fais de même et pour moi la soirée se termine enfin.
Il est 4 heures du matin.
Je rentre enfin me coucher et sombre comme une masse. Demain j’ai un programme chargé d’images à faire, pour justifier ce voyage à Berlin ou, simplement, mon voyage dans la vie.