Nuits berlinoises #1
Un instant déstabilisé par mes sentiments, j’ai cru sombrer de nouveau dans cette ville qui me rend décidément la vie si difficile.
Mais Alfredo avait décidé de me servir d’ange gardien en me faisant retrouver le goût des errances nocturnes, des rencontres internationales où l’on s’oublie en se présentant aux autres avec ses blessures, ses délires ou ses rêves sans que cela soit un poids pour chacun…
Dans la cabane autoconstruite d’Alfredo défila d’abord Angelo le sculpteur italien arrivé de son pays en vélo trainant dans sa charrette une sculpture en fer. Créateur du royaume de Kappaland, dirigé par son chat Snoppy Primo, tout le monde peut en acquérir une partie infime ce qui donne le droit de devenir le président de n’importe quoi. Il est l’un des derniers résidents résistants de la cour du Tacheles à ne pas vouloir déguerpir. Il s’exprime, sautillant sur son siège avec de grands gestes des mains dans une bouillie anglaise sans complexe tellement indigeste que je me demande si je ne le comprends pas mieux lorsqu’il parle l’italien que je n’ai jamais appris.
Vint ensuite Alain, d’origine roumaine, ancien toxicomane désormais thérapeute pour criminel. Un homme plein d’une énergie désabusée sur Berlin. Il a vécu les squats, les batailles politiques, le mouvement punk, un temps où l’expérimentation était une nécessité pour réinventer la vie sur les décombres du XX ° siècle non un art de vivre individualiste. Il sait bien que la ville a encore quelques beaux jours devant elle, mais la direction qu’elle a prise est définitivement celle du déclin, de la gentrification, de la mode, de l’argent roi, du snobisme, d’un monde artificiel où la fête n’est qu’une illusion marchande que l’on retrouve dans toutes les grandes villes occidentalisées… Il veut donc partir ailleurs, partir encore, tenter une rupture, non pas vers un monde meilleur, une ville plus accueillante portée par un élan collectif, mais vers le pire, dans une utopie vaine et indispensable pour relancer son destin et celui de ceux qu’il croisera. Il veut donc partir pour Francfort, la ville à la fois la plus riche et la plus criminelle d’Allemagne. Francfort comme nouvelle frontière entre deux systèmes antagonistes se nourrissant perpétuellement l’un l’autre.
Alain ne semble pas avoir peur de la mort, il est habité d’une profonde humilité mêlée d’une toute puissante qui ne trouveront, eux non plus, d’apaisement. Il ne peut se contenter des petits arrangements du quotidien, c’est un radical de la vie. Les excès qu’il a connus adolescent ne le laisseront jamais en paix. La mort, la déchéance, la putréfaction qu’il a côtoyées lui ont fait aimer la vie bien au-delà de la majorité des gens, il l’aime jusqu’à ses extrêmes limites.
Cramer la vie par tous les bouts parce qu’elle est courte. Aspirer à l’apaisement avec l’impossibilité de pouvoir l’atteindre sans l’épuisement de nous-mêmes qui nous rapproche toujours d’avantage vers autres.
Dans la petite cabane en bois, d’autres personnes entrent et sortent pour se réchauffer, boire une bière, écouter sans rien dire, annoncer qu’il quitte la ville ou que dans deux jours il y aura une fête quelque part. Venant de différents pays, les langues s’emmêlent, on parle la langue de l’autre ou on en trouve une autre commune ou on les mélange toutes. Et puis qu’importe si on ne se comprend pas tout à fait, car le plaisir est d’être ensemble, de boire un peu, de fumer, de rire…
Une jeune artiste norvégienne d’origine latino-américaine nous raconte en anglais son adoption, l’absence de souvenir de son pays d’origine bien qu’elle l’ait quitté à un âge où elle aurait dû en avoir. Elle raconte tout cela en passant sa main dans les cheveux de la tête de son ami allemand, la tendresse se repend dans la cabane. On compare les villes où nous avons vécu, cherchant à construire la cité idéale tout en profitant de toutes. Demain, je les reverrai jouer comme des enfants à se lancer des cerceaux dans le Wagenburg où ils sont revenus chercher une machine à bois pour leurs projets de sculptures.
Il y a encore cet allemand avec lequel nous discutons de nos premières découvertes de la bande dessinée, de l’évolution des styles… Nous partageons nos références pour fixer le socle commun d’une amitié possible.
Il y a cette belle photographe italienne venue à Berlin avec une bourse d’études pour deux mois et qui entreprend un reportage sur le Wagenburg de Lohmühlestrasse.
La nuit qui a commencé tôt avance lentement. Il est temps d’aller au concert d’un chanteur tchèque et de goûter sa musique faite de rage et de nostalgie, de tripes et de crachats. Entre chaque chanson il avale une gorgée de bière, Alain l’interpelle en lui disant de ne pas trop boire. Une femme semble se foutre de ce qui se passe autour d’elle, elle joue avec son chien, mais remerciera chaleureusement le chanteur à la fin du concert. Les chansons sont plus belles en tchèque qu’en anglais et bousculant nos pensées désabusées nous redonnerons le courage d’aller chercher un kebab végétarien à Schlesische tor.
Demain on aura tous mal au crâne et l’estomac en compote, mais on saura pourquoi.